Il y a presque vingt ans, avec Incassable, Shyamalan posait déjà la question : qu’est-ce qu’un (super)-héros, et son corolaire, un (super)-vilain ? Dit autrement, comment l’humanité, d’un côté comme de l’autre de la morale, pourrait atteindre son dépassement ? Soit une grande fatigue pour l’un (David Dunn l’incassable, alias Bruce Willis), une maladie sans recours pour l’autre (celle des « os de verre », pour Elijah Wood/Samuel L. Jackson). De la sorte, Shyamalan mettait sur le même plan tragique le réel (la maladie de l’un) et son dépassement par le surnaturel (le don de l’autre, imposé, corrélat immédiat de la malédiction du premier).
C’est peut-être (vous le comprendrez en voyant Split), que Shyamalan revient à présent au nœud central de son cinéma, qui interroge l’humain à l’aune indifférente de son dépassement par la fiction (entendre par là le surnaturel, soit tous les possibles à venir), ou au contraire par son immédiate fragilité, ce que Dunn et Wood incarnaient de la même manière.
Dans Split, la dialectique de Shyamalan s’incarne ainsi au plus haut point dans la confrontation entre son personnage principal (Kevin, un schizophrène interprété par James Mc Avoy au gré de 23 personnalités), et sa psy, qui voudrait lui ouvrir toutes les portes, avec les meilleurs intentions du monde. Lui ouvrir les portes, c’est aussi en ouvrir une autre, cette fois pour elle seule : qui lui permettrait de faire valoir, auprès de la communauté scientifique, les potentialités inédites du cerveau à l’endroit du corps, qu’elle a pu découvrir en suivant ce patient avec la même stupéfaction que nous (en cela, Shyamalan est définitivement le plus deleuzien des cinéastes hollywoodiens). Pourtant, malgré sa volonté de se confronter au plus près du cerveau et de ses possibilités, elle se heurte au point où Shyamalan l’attend : l’invention de l’humain futur ne saurait se faire sans le secours d’une fiction adéquate, d’une imagination sans bornes. Qui ne saurait se confondre avec le rationnel, ainsi condamné à être dépassé. Par quoi ? tel le regard (tardif, à la toute fin du film) d’un tigre, telle plante verte impavide encadrant le premier plan de Split pour y dévoiler son héroïne, et continuer sans relâche d’interroger le monde malgré son apparente indifférence : ainsi apparaît Casey, dès ce premier plan. Indifférente elle aussi, elle-même « schizée» par sa propre dépression vis-à-vis du monde. En deuil de sa propre existence, quand son prochain ravisseur, perclus des mêmes sévices à l’origine, a choisi au contraire de s’extraire de lui-même ; d’être plusieurs, quand sa proie préfère au contraire être seule. C’est là que le film est le plus bouleversant. De la même façon qu’Incassable à la fois opposait et rassemblait ses personnages sur la base structurelle de tout comic book, Shyamalan réitère sa dialectique, cette fois entre un bourreau et sa (/ses victimes). Lesquelles (deux filles qui ont invité la première à un anniversaire, soucieuses de bien faire), refusant de faire communauté avec celle qui ne leur ressemble pas, (cette Casey qui ne veut pas leur parler, attend le moment propice pour faire pourtant valoir une liaison efficace avec leur ravisseur), assument ainsi leur inévitable fin, quand ce bourreau accepte au contraire d’accueillir en lui une équivalente communauté séparée, lors même qu’un conflit ne cesse de les opposer. Entre l’effroi de la scission et l’espoir d’une synthèse, Kevin (James Mc Avoy) a choisi. En quoi sa folie reste politique, soucieuse d’absorber les contraires, soit, in fine, l’individu et le collectif (qui le suppose), jusque dans son propre corps.
Mais Shyamalan va cependant plus loin, associant jusqu’au bout les contraires. A l’image de Phénomènes, la nature aussi a sa part dans cette révolution de l’humain au-delà de lui-même. Le non-humain devient ainsi pour l'humain ligne de fuite comme de possible , heurte en lui sa première sensibilité de conquérant absolu, et pourtant trouve dans sa faiblesse le moyen de se réinventer. Ainsi va Kevin, de la « Horde » (l’ensemble de ses personnalités), à « la Bête », qui pourra les subsumer tous, le révéler ainsi au delà de toutes ses potentialités. Cette même « Horde » qui va se substituer à son nom pour le dénommer désormais ainsi, super-vilain à l’image de « Mr. Glass », cet « Homme de verre qui jadis dans Incassable, se proposait de dévoiler l’humanité à elle-même, à l’aune de son dépassement moral. Pour ainsi trouver en face de lui un adversaire à sa mesure ; et faire alors advenir le salut de l’humain.