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24 février 2017 5 24 /02 /février /2017 21:18
De l'un(e) à l'autreDe l'un(e) à l'autre

Il y a presque vingt ans, avec Incassable, Shyamalan posait déjà la question : qu’est-ce qu’un (super)-héros, et son corolaire, un (super)-vilain ? Dit autrement, comment l’humanité, d’un côté comme de l’autre de la morale, pourrait atteindre son dépassement ? Soit une grande fatigue pour l’un (David Dunn l’incassable, alias Bruce Willis), une maladie sans recours pour l’autre (celle des « os de verre », pour Elijah Wood/Samuel L. Jackson). De la sorte, Shyamalan mettait sur le même plan tragique le réel (la maladie de l’un) et son dépassement par le surnaturel (le don de l’autre, imposé, corrélat immédiat de la malédiction du premier).

 

C’est peut-être (vous le comprendrez en voyant Split), que Shyamalan revient à présent au nœud central de son cinéma, qui interroge l’humain à l’aune indifférente de son dépassement par la fiction (entendre par là le surnaturel, soit tous les possibles à venir), ou au contraire par son immédiate fragilité, ce que Dunn et Wood incarnaient de la même manière.

 

Dans Split, la dialectique de Shyamalan s’incarne ainsi au plus haut point dans la confrontation entre son personnage principal (Kevin, un schizophrène interprété par James Mc Avoy au gré de 23 personnalités), et sa psy, qui voudrait lui ouvrir toutes les portes, avec les meilleurs intentions du monde. Lui ouvrir les portes, c’est aussi en ouvrir une autre, cette fois pour elle seule : qui lui permettrait de faire valoir, auprès de la communauté scientifique, les potentialités inédites du cerveau à l’endroit du corps, qu’elle a pu découvrir en suivant ce patient avec la même stupéfaction que nous (en cela, Shyamalan est définitivement le plus deleuzien des cinéastes hollywoodiens). Pourtant, malgré sa volonté de se confronter au plus près du cerveau et de ses possibilités, elle se heurte au point où Shyamalan l’attend : l’invention de l’humain futur ne saurait se faire sans le secours d’une fiction adéquate, d’une imagination sans bornes. Qui ne saurait se confondre avec le rationnel, ainsi condamné à être dépassé. Par quoi ? tel le regard (tardif, à la toute fin du film) d’un tigre, telle plante verte impavide encadrant le premier plan de Split pour y dévoiler son héroïne, et continuer sans relâche d’interroger le monde malgré son apparente indifférence : ainsi apparaît Casey, dès ce premier plan. Indifférente elle aussi, elle-même « schizée» par sa propre dépression vis-à-vis du monde. En deuil de sa propre existence, quand son prochain ravisseur, perclus des mêmes sévices à l’origine, a choisi au contraire de s’extraire de lui-même ; d’être plusieurs, quand sa proie préfère au contraire être seule. C’est là que le film est le plus bouleversant. De la même façon qu’Incassable à la fois opposait et rassemblait ses personnages sur la base structurelle de tout comic book, Shyamalan réitère sa dialectique, cette fois entre un bourreau et sa (/ses victimes). Lesquelles (deux filles qui ont invité la première à un anniversaire, soucieuses de bien faire), refusant de faire communauté avec celle qui ne leur ressemble pas, (cette Casey qui ne veut pas leur parler, attend le moment propice pour faire pourtant valoir une liaison efficace avec leur ravisseur), assument ainsi leur inévitable fin, quand ce bourreau accepte au contraire d’accueillir en lui une équivalente communauté séparée, lors même qu’un conflit ne cesse de les opposer. Entre l’effroi de la scission et l’espoir d’une synthèse, Kevin (James Mc Avoy) a choisi. En quoi sa folie reste politique, soucieuse d’absorber les contraires, soit, in fine, l’individu et le collectif (qui le suppose), jusque dans son propre corps.

De l'un(e) à l'autre

Mais Shyamalan va cependant plus loin, associant jusqu’au bout les contraires. A l’image de Phénomènes, la nature aussi a sa part dans cette révolution de l’humain au-delà de lui-même. Le non-humain devient ainsi pour l'humain ligne de fuite comme de possible , heurte en lui sa première sensibilité de conquérant absolu, et pourtant trouve dans sa faiblesse le moyen de se réinventer. Ainsi va Kevin, de la « Horde » (l’ensemble de ses personnalités), à « la Bête », qui pourra les subsumer tous, le révéler ainsi au delà de toutes ses potentialités. Cette même « Horde » qui va se substituer à son nom pour le dénommer désormais ainsi, super-vilain à l’image de « Mr. Glass », cet « Homme de verre qui jadis dans Incassable, se proposait de dévoiler l’humanité à elle-même, à l’aune de son dépassement moral. Pour ainsi trouver en face de lui un adversaire à sa mesure ; et faire alors advenir le salut de l’humain.

 

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2 octobre 2015 5 02 /10 /octobre /2015 05:55
Cette image-là

Cette image-là plutôt qu’une autre. Voilà qui semble interroger dans le tremblement, le mystère sans fond de son élection spontanée. De ce tremblement, on peut dire qu’il est moral au sens tragique, car porteur ensemble de crainte et de pitié. Mais encore au sens premier de la philosophie comme seul vertige eschatologique, où se risquerait, pour finir, la vérité. Dans la stupeur qui nous tient à sa vue, se recroqueville ainsi qu’un étau de dégoût au fond de nos estomacs (unis bientôt par l’horreur commune mais dès l’instant irréductiblement singuliers), cette question lancinante qui voudrait que cette image ne puisse pas être vue au prix de cacher toutes les autres. Il faudrait dès lors soumettre l’horreur à la raison. Non pas cette horreur, saillante à la mesure de la netteté choisie pour mieux en affûter les lames, mais bien l’horreur, celle qui sur fond de jungle incendiée pouvait autrefois chez Coppola, en regard de certaine petite fille brûlée au napalm, remonter depuis le fond d’un fleuve et s’exténuer dans un dernier chuchotement. Majuscule, et pourtant réduite à la terrifiante métonymie d’un enfant mort. La bouche d’ombre de ce hiatus entre l’horreur singulière, la seule qui soit visible, et celle qui ne peut jamais être vue à l’échelle du monde sans prendre la dimension d’un flux d’images infini et vain, vain parce qu’infini, nous avale alors sans médiation possible. C’est  précisément là que toute indignation morale, et pour tout dire vertueuse, au sens revêche que peut avoir ce terme, bute sur un vide, dont cette image est pleine. Une image sans morale, donc.

 

Il est tout aussi vain, aujourd’hui, d’en appeler à vouloir « des images un peu plus dignes pour nous montrer cette indignité », comme le prétend un article du dernier numéro des Cahiers du cinéma, en réponse duquel ce texte veut être écrit. En remontant à la source, il apparaît que la responsabilité des médias est peu de chose en regard d’un processus viral qui n’aurait pas manqué d’excéder la seule Turquie quoiqu’il arrive. C’est cet « ensauvagement » des images qui donne à leur traitement contemporain une toute autre nature que lorsque Daney il y a vingt-cinq ans vitupérait à juste titre contre l’« image de marque », c’est-à-dire contre le devenir publicitaire, par exemple de telle photo d’enfant africain enjointe à vendre quelque chose, fût-ce de l’humanitaire. Bien entendu, cette image-là avait alors vocation à recouvrir les autres, pour en « épuiser le réel ». Mais elle était prise dès l’entrée dans un appareil idéologique déjà constitué (la télévision, plus largement les médias). Quand la viralité qui a contaminé toute les toiles du monde vingt-cinq ans après n’est plus affaire d’idéologie ; autrement dit cette photo pour avoir été choisie n’en est pas moins orpheline dès lors qu’elle devient la « propriété » de tout le monde et que les médias incriminés s’en font l’écho au même titre que n’importe quel internaute. Cela permet à cette image et à l’horreur qu’elle porte en elle, un détachement de tout « vouloir dire », justement de toute volonté d’être une marque. Cette image constate mais ne dit rien ; elle ne montre rien d’autre qu’un abandon. Les discours qui peuvent ensuite la porter l’excèdent mais ne l’épuisent pas, ne sauraient l’épuiser. En quoi les images manquantes, celles qui n’ont pas été choisies, se retrouvent aussi en elle. On pourrait dire aussi que tout en elle fait punctum, non plus au seul sens barthésien d’une saillie singulière, mais comme si le renvoi brutal à chacun qu’elle inflige faisait chœur, au même moment. Elle ne s’envisage pas non plus dans le détail, relève plutôt du  facingness, ce concept inventé par le critique d’art Daniel Arasse, pour ces toiles où n’importe quel pan de la surface attire le regard sans que ce soit jamais au détriment des autres. L’enfant fait corps avec la mer, comme avec le policier qui s’en approche et accuse par sa taille la petitesse de l’enfant. Le scandale se loge aussi dans cet écart, comme il tient dans l’indifférence des vagues. Elle n’est pas centrifuge, hurle l’horreur de son hors champ.

 

Et s’il y a quelque indignité, ce serait de penser que cette image-là puisse avoir quelque chose à vendre.

 

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21 août 2015 5 21 /08 /août /2015 12:15
Retour à Sils Maria

Film vu tardivement, à la mesure d’une indifférence jusque là plus ou moins polie : Olivier Assayas s’était progressivement par trop méfié des images qui n’appartenaient pas au cinéma tel qu’il le concevait, ou plutôt lui échappaient, ainsi qu’un flux contre lequel il ne pouvait pas grand chose, à moins de s’enfermer dans le seul pré carré de ses fétiches cinéphiles. Il apparaît cependant que Sils Maria laisse enfin le champ libre à ces images contemporaines, libre de s’échapper d’elles-mêmes plutôt que de lui échapper. Libres d’être reconnues pour leur évidence, par ceux (ici celles) qui sont né(e)s avec elles, et ne sauraient s’étonner de leur prolifération à la mesure d’un désir toujours plus grand de multiplication. Le plus beau de Sils Maria tient donc surtout au leurre qu’il met très progressivement en place, et voudrait que Maria Enders (Juliette Binoche) fût le personnage principal au détriment de Valentine (Kirsten Stewart), quand le film sans crier gare viendra inverser les rôles, et donner au prix d’une disparition le dernier mot à celle qui durant les trois quarts du film se contentait de donner la réplique.

 

Il faudra y revenir, car ce dernier leurre en contient tout d’abord un autre. Assayas en effet laisse croire longtemps qu’il a choisi Kirsten Stewart en lieu et place de Chloë Grace Moretz, laquelle incarne Jo-Ann Ellis, l’actrice censée reprendre pour une pièce le rôle de Sigrid, autrefois tenu par Maria Enders, celui d’une jeune stagiaire ayant poussé Helena, son amante et patronne, au suicide. En conséquence de son âge désormais avancé, c’est à Maria que revient le rôle d’Helena, et qu’il lui faut répéter parmi ces montagnes en écho à son nom. Laissée à distance par de nombreux écrans domestiques, Jo-Ann Ellis est donc ce premier leurre. Kirsten Stewart autant que son personnage semblent se substituer à elle, donner la réplique pour mieux incarner Sigrid et sa jeunesse face à Binoche/Helena. De fait, Valentine prend soin de regarder le texte le moins possible, afin de s’emparer du rôle comme si Kirsten Stewart devait le jouer en douce.

 

Mais dans ce jeu de doubles le film ne tient pas à s’enfermer, au risque de recommencer un dialogue déjà écrit de longue date entre l’art et la vie, le théâtre et le cinéma. Et quoi de mieux, pour remplacer ce serpent de mer déjà fertile en chefs-d’œuvre, qu’un serpent de nuages parmi les massifs, celui-là même qui donne son titre à la pièce (Le Serpent de Maloja). Si une chaîne montagneuse y remplace avec bonheur la chaîne référentielle, c’est qu’au passage du temps Assayas préfère se donner les moyens de l’espace. Celui qu’il laisse progressivement à ses actrices lui permet de s’échapper du face-à-face pour lui préférer le côte-à-côte, avant de jouer sur la distance et le devant/derrière. Ainsi s’explique le choix du lieu, pour les randonnées qu’il permet. Le cinéaste n’oublie pas que c’est en marchant que l’on devise le mieux, et ces randonnées sont bien l’antidote au hiératisme des panoramas, qu’il prend soin de raccorder non pas à ce qui viendrait spontanément à l’esprit (Caspar David Friedrich et son Voyageur devant une mer de nuages, pour rester dans l’esprit de la Mitteleuropa qui hante littérairement le film), mais aux origines documentaires d’un cinéma capturant le temps pour mieux l’embaumer : c’est avec un film muet de 1924 que Sils Maria choisit de dialoguer, pour en revenir à cette féérie primitive du cinéma comme art de capturer le mouvement afin de le rendre perpétuel, arraché à sa propre finitude. Se faisant il l’arrache à la malédiction du celluloïd pour le graver dans le marbre de l’ère numérique. Privés de la patine du temps, les films ne vieillissent plus, ce même serpent de nuages filmé à presque un siècle de distance y trouve une pérenne égalité.

 

C’est ici que le second leurre intervient. Ici que Kirsten Stewart/Valentine devient le personnage principal de Sils Maria, et sans doute beaucoup plus la porte-parole d’Assayas que Binoche/Maria ne serait en définitive une manière pour lui d’autoportrait. Car s’il faut parler de pérennité, c’est aussi celle, inéluctable, qui enferme Jo-Ann Ellis sur le net, en quoi l’actrice hollywoodienne abondamment moquée par Maria devient littéralement une banque de données qui renseignent en permanence sur son image. Ses images serait plus juste, qui abondent comme tant d’autres au mépris d’une seule vérité, comme une hémorragie d’elle-même. Cet état de la star hollywoodienne contemporaine tout ensemble effraie mais surtout fascine Assayas, qui fait dire à Valentine qu’elle a le courage de s’assumer dans le pur présent malgré son jeune âge, c’est-à-dire malgré les conséquences que ne manquera pas de causer le temps qui passe. En quoi la répétitrice se montre elle aussi fascinée par ce présent perpétuel d’un état du corps enregistré, ici performant, là défaillant. Ces deux états du corps se répartissent entre images mises en scène et images volées, autrement dit entre l’art et la vie. Tandis que l’ère de la preuve a remplacée celle du soupçon, Assayas se range toutefois du côté de Valentine, dans sa manière d’accepter ce qui est plutôt que de le fuir. Non plus l’art contre la vie mais bien les deux ensemble.

 

 

C’est pourtant sa disparition pure et simple qui attend Valentine ; ainsi Maria l’a devancée et remonte une colline qui semble avoir avalée la jeune femme dans la collure. Offrant non pas le point de vue de Sigrid mais bien celui d’Helena qu’elle défend contre le peu d’appétence de Maria à l’incarner continuant de se rêver en Sigrid, Valentine fait ainsi le choix de disparaître, en somme de devenir Helena dont elle dit quelques instants plus tôt que son suicide n’est qu’une interprétation possible du texte, qui ne fait état que d’une disparition. De fait, Maria ne fait que ramener le texte à elle quand Valentine lui propose d’autres pistes, lui apportant une contradiction nécessaire à l’élaboration du rôle. C’est donc bien plutôt le principe d’incertitude à l’œuvre chez Valentine qui sans doute émeut Assayas, chez celle qui précisément refuse de se laisser enfermer en préférant prendre le large. Ici et maintenant, Valentine est une velléité d’être : elle s’abreuve aux images comme autant de possibles, y trouve autant de reflets provisoires, renvoyant dos à dos l’enfermement de l’âge dans sa finitude et celui de la jeunesse dans sa soif d’apparaître. Car aujourd’hui confié à la mémoire infinie des machines, le cinéma en a pour toujours fini de regretter sa jeunesse perdue, semble nous dire Assayas. Apparaître ou disparaître importe peu dans le Temps arrêté. 

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13 juillet 2015 1 13 /07 /juillet /2015 09:57
Control  Freak

On ne saurait certes reprocher à Inside Out, d’abord à destination des enfants, sa grande faiblesse conceptuelle, et ce bien que l’on y rêve assez vite d’une psychanalyse sauvage et collective de la psyché enfantine. Car de ce film rêvé sortirait aussitôt une armée de petits ça qui répandraient partout leurs pulsions incontrôlées sous forme de splapstick délirant, un peu comme si on avait substitué aux monstres du placard d’un précédent et fameux film du même Pete Docter (Monsters Inc.), ce qui légitimement les effrayait au plus haut point : ce dont jouissent les enfants. Un film qui chose rare, semblait avoir compris à quel point les peurs enfantines sont bien peu de choses, comparées à la monstruosité tapie de leur désirs. Lesquels, parmi d’autres solutions plastiques que l’on peut bien trouver séduisantes (à suivre sans trop réfléchir le parcours des petites billes), ont droit tout de même à une métaphore assez problématique : un ensemble d’îles peinturlurées séparées par thème, à l’image (ici écrasante) des parcs Disney.

 

Force est de constater tout de même le binarisme assez couillon d’un scénario qui règne en maître, opposant d’abord joie et tristesse pour mieux les réconcilier, en vue de guérir la dépression (on préfèrera dire mélancolie, c’est plus joli), d’une gamine de onze ans : laquelle au contraire et soit dit en passant, risque fort à ce stade de finir bipolaire... Blague à part le film achoppe, c’est là le plus grave, sur sa prétention mélodramatique. Car à moins d’y fantasmer ses propres chagrins d’enfant oubliés, il semble assez difficile d’être ému tant le film souffre de son principe même : substituer à un personnage de fait inexistant (en cela l’affiche française résume bien le problème, qui n’en représente que l’ombre du profil), les émotions primaires qui seraient bien en peine de le caractériser. Riley se dissout ainsi dans la tentative pour le moins maladroite de représenter une psyché à la fois modèle et singulière. En quoi le film perd sur les deux tableaux : ni l’enfance ni cette enfant, n’y trouvent à s’incarner.  

 

Enfin, il oublie qu’un chagrin d’enfant ainsi pris dans le cours normal des choses (elles changent)  est tout ensemble insondable et relatif, tragique et dérisoire. En quoi l’adulte que nous sommes et revendiquons, peine à trouver réellement convaincante la cause d’une dépression dans la survenue d’un déménagement. En quoi surtout, un personnage fait ici de la figuration : c’est la Peur, réaction bien plus probable en face de l’Inconnu. Où l’on se prend encore à rêver d’un autre film, qui plutôt que Joie et Tristesse, eût vu s’affronter Peur et Jouissance. Soit l’exact pendant, au point de vue de l’enfant, de Monsters Inc. Bizarre, pour un amoureux des monstres, d’en arriver à faire un film aussi control freak.

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25 mai 2015 1 25 /05 /mai /2015 14:17
Portrait de Max en chien

Mad Max Fury Road ne saurait être une suite. Plus et mieux, il s’agirait plutôt d’une confirmation. En son titre déjà s’énoncent un nom que l’on ne présente plus, ainsi qu’un même programme, qu’il s’agira de suivre non jusqu’à son terme mais sur le mode de l’aller-retour, pour mieux enfoncer le même clou d’un monde d’où l’on ne peut sortir, d’une route dont il faut faire une ronde. Frappe ainsi la manière dont George Miller, pourtant expert en arcs narratifs à la fois multiples et concordants (les deux Happy Feet l’avaient déjà montré), refuse d’emblée toute prééminence du scénario, encore moins en tant que ligne droite, quand bien même très largement accidentée. C’est là un bien beau paradoxe que d’offrir ainsi un road movie condamné au surplace. C’est aussi que Miller prend très au sérieux la métaphore de son film conçu comme une boîte de vitesse : déjà riche d’une trilogie, il peut sans effort commencer en embrayant la quatrième.

 

Il importe peu qu’entretemps un acteur se soit substitué à un autre ; du reste si le film avait été en compétition (hélas non), il est peu probable que Tom Hardy ait pu prétendre à un prix d’interprétation. Ce quatrième Mad Max tire ainsi toute son énergie d’avoir été déjà répété, affiné dans le creuset du temps, de quoi lui permettre les coudées franches ainsi muni d’une parfaite icône. Sa riche idée est d’en faire dès lors une sorte de tragique goguenard, en cela que si Max est condamné à la route, à faire avec le poids de son mythe, c’est allégé par une constante ironie, une distance toujours salutaire. Une voiture en amorce, un plan de dos suffisent à camper le personnage dès l’ouverture, tandis que retentit sa voix pleine de toute la poussière avalée. Le temps de gober un lézard pour s’afficher en tant que monstre parmi les siens, le voici qui reprend la route en laissant la caméra à quai, ainsi que dans toute fin de western soucieuse de son cliché. Quelques secondes maintiennent l’illusion avant que le cadre toujours fixe ne soit assailli par une nuée de poursuivants tout aussi motorisés. Donner ainsi les atours d’une fin à un début dit d’emblée la boucle qui sera tout le long celle du film. C’est que de son image, Max ne peut plus sortir, en somme momifié par ses fans : à cette seule condition il peut opposer le point mort nécessaire au déploiement de toutes les vitesses.

 

Dûment rattrapé tandis qu’il avait commencé de s’improviser narrateur, Max est d’abord bâillonné avant d’arborer une muselière quarante-cinq minutes durant. Si là encore l’ironie est évidente à l’endroit du personnage, il importe de prendre au mot le cinéaste qui à proprement parler congédie le langage, pour seule laisser l’icône au volant. Est-ce à dire que voici un cinéma laissé tout entier à la puissance des machines ?

 

C’est en effet son programme et celui qu’il convient d’interroger. Mais d’abord, remarquer ceci : qu’un blockbuster procède ainsi d’une telle acuité plastique qu’il voisine avec le cinéma expérimental, cela est rare, mais s’est déjà assez souvent produit pour ériger à force, le film d’action comme genre-roi de la mise en scène. Si Miller monte d’un cran, c’est parce qu’il y porte le montage de poursuite aux sommets, en fait une science des vitesses inégalée, en règle comme personne les intensités. Surtout, il ne sépare jamais la sidération figurative d’un souci constamment narratif, dédaignant certes le langage mais sans jamais perdre de vue le récit. Ainsi, de tel troubadour de fortune : d’ores et déjà, sa guitare-lance-flamme a laissé son empreinte dans l’imaginaire du genre, pour la blague certes, en même temps que dans la nécessité chaque fois renouvelée de redire en quoi tout cela est bel et bien une chanson de geste, un rituel incessamment commenté. Et en quoi le récit reste roi, qui aura subtilisé la voix-off pour lui préférer les images et leur puissance d’évocation. Et s’il n’oublie pas l’histoire qu’il raconte pour autant qu’il roule des mécaniques, c’est d’abord parce que Miller a bien le dessein d’offrir une fiction digne de ce nom au sous-prolétariat dont Max est le compagnon de route.

 

Car les machines ici sont toutes personnalisées par ceux qui les actionnent ou les conduisent, à l’image de leurs tenues. D’abord relais d’une aliénation collective, au service du tyran Immortan Joe (sur la foi d’une vague religion), elles sont progressivement réappropriées par chacun au nom de sa singularité ainsi retrouvée. En d’autres termes, Miller laisse, même quelques secondes, la possibilité à la moindre silhouette de devenir un personnage sur la foi de son accoutrement, mieux : son propre metteur en scène. De fait, aucune autre instance qu’une décision chaque fois personnelle ne vient surplomber d’un quelconque parti une émancipation rendue à sa seule nécessité, sans l’appui d’aucun discours autre que l’évidence des images, dans la continuité d’un geste qui s’offre en cours de route de simplement changer de sens, en faisant (très concrètement) demi-tour. Politique, le film l’est donc au premier chef, comme l’était Adieu au langage l’année dernière, lequel déjà portait le regard au-devant de ces images qui pour avoir tout recouvert, auraient gagné sur le discours. Ce que portent ensemble les machines de Mad Max, voitures, motos, camions et enfin caméras, c’est la possibilité d’une image-action ainsi réofferte aux damnés de la terre, non plus pris dans le discours des autres, et donc dans leur désir (celui des persécuteurs comme Immortan Joe, mais aussi et surtout celui des fictions de gauche en général bien trop soucieuses de parler à la place de ceux qu’elle montre), enfin rendus à l’autonomie de leur lutte et maîtres de leurs images. En quoi Miller prend bien soin de faire de Max un catalyseur bien plutôt qu’un héros, dont il fait à la fois le centre et le point de fuite du film, toujours à la fois ici et ailleurs. En somme, il ne lui sert à rien d’avoir enlevé sa muselière : celui-là reste un chien et sait bien qu’à l’exemple de tous ceux de sa race, ils riront les derniers lorsque viendra l’Apocalypse. 

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24 avril 2015 5 24 /04 /avril /2015 19:39
Jupiter Ascending : Les ailes du désir

Avec Speed Racer commençait le nécessaire deuil d’un frère qui n’aurait pas vraiment disparu. Fantôme déjà, Larry y consentait à jouer une dernière fois avec Andy, ce seraient des voitures, on ferait la course... Mais Larry déjà regardait avec envie la trousse de maquillage, il avait fallu y mettre des couleurs, repeindre en rose bonbon ce concours de vitesse, y rajouter des cœurs, une histoire d’amour qui ne pourrait s’abstraire de cette enfance où ne rêvent que des princesses.

 

De l’enfance d’ailleurs, ces deux-là ne sont jamais sortis. Car s’ils ont pu s’inventer cinéastes et se poster ainsi à l’avant-garde jusqu’au cœur d’Hollywood, c’est à la mesure de leur totale communion avec l’âge numérique du cinéma. En effet, une image numérique ne saurait jaunir, être en cela confondue avec une trace, au sens de ce qui reste. Le temps n’y passe plus, s’y imprime au contraire un éternel présent. Sans parler de la possibilité infinie d’y mélanger les espaces, d’y faire cohabiter autant d’âges que de mondes (Cloud Atlas). Leur univers s’offre ainsi en perpétuelle transformation, jouissive explosion de formes et d’affects dont l’instabilité est la seule loi. A la manière d’un jeu d’enfant qui ne se refuse aucune échappatoire, leur cinéma ex nihilo procède d’un même refus des limites. Tel l’enfant qui joue ici et maintenant en même temps qu’ailleurs et pour toujours, leur cinéma fait du virtuel un précipité de joie plutôt que de crainte, au contraire de ce que Matrix un temps avait pu laisser supposer. Il ne s’agit pas de s’en libérer, se faisant de jouer la préférence du réel, mais de s’en rendre maître.

 

D’où vient qu’une émotion inédite, à l’heure où les chambres d’enfant s’exportent partout dans le monde sous les franchises Pixar, Marvel, Hasbro, Lego, etc. habite sourdement le cinéma des Wachowski ? D’abord à ce que les jouets n’y sont pas premiers, que seul y compte le jeu lui-même. Délaissant leurs figurines marquetées, les Wachowski s’inventent leur propre monde en substituant à la vitre dépolie d’un réel trouble encore, ce « vitrail vacillant et momentané » que décrit Proust à propos de la lanterne magique. Ils ne sauraient soumettre ainsi leur imagination, habiter autrement la matrice de leurs rêves, qu’à la condition de leur absolue souveraineté. Et si, comme le jouet ramassé, leurs images tout de même préexistent, apparentées à d’autres, c’est cependant pour mieux réinventer leurs lois.

 

Une autre raison bien sûr, donne sens à cette émotion. Elle est biographique. C’est que ces deux-là, depuis toujours, jouent ensemble. Et qu’entretemps, Larry est devenu Lana. Une double énergie circule de l’un à l’autre, fait de leur cinéma le lieu d’un partage en même temps que d’une autarcie. C’est ainsi qu’il faut voir Jupiter Ascending comme une chambre réinventée à l’aune d’un changement de corps, en quoi le film offre soudainement un nouvel espace de jeu. Si depuis Bound, le caractère évidemment queer de leur cinéma ne fait pas de doute, il s’offre ici et à la suite de Speed Racer, dans la nature même des images offertes à notre sidération. Le mouvement qui les porte redéfinit alors le cinéma d’action à l’aune du mélange des genres, le féminise en même temps qu’il en déploie les séductions viriles. 

Jupiter Ascending : Les ailes du désir

Faisant ainsi une valse amoureuse d’une interminable course poursuite, d’une princesse qui s’ignore (Mila Kunis), la reine en devenir d’un rêve de petite fille, dans la chambre mal rangée d’un garçon. L’émerveillement qui porte alors son regard sur le monde qu’elle découvre, sert de relais au nôtre qui voyons par ses yeux. La romance n’est plus en cela le seul bénéfice du héros, qui ferait de sa belle un repos mérité. Au bras de Cendrillon commuée en princesse, le moteur de l’action (Chaning Tatum) y est idéalement un lycanthrope, un prince que les contes en général séparent pourtant du grand méchant loup. Lui-même hybride donc, à l’image du cinéma transgenre des Wachowski, il porte ainsi une contradiction résolue par l’évidence d’un amour, résolu quant à lui de ne jamais s’en tenir aux apparences ; non qu’elles soient illusoires, mais bien toujours changeantes : avoir foi en son désir peut littéralement faire pousser des ailes. En quoi Jupiter Ascending ne serait autre chose que le portrait, doublement rêvé, de Lana Wachowski.

Jupiter Ascending : Les ailes du désir
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8 avril 2015 3 08 /04 /avril /2015 10:48
Comment améliorer les scènes ratées ?

Lorsqu’il s’agit de filmer les sentiments, ou pour parler comme Jacques Rancière effectuer un « partage du sensible », le modèle problématique demeure Brecht. Partant du principe qu’un sentiment s’éprouve ou non pour le spectateur, qu’il revient d’abord à l’acteur/trice d’en être la source,  il incombe dès lors à la mise en scène, ou de s’en faire le relais, ou d’en inventer la pudeur. Une alternative à laquelle très tôt le cinéma a eu l’intelligence de s’affronter. Car l’invention brechtienne a pu faire oublier que la distanciation était plutôt l’affaire du théâtre, quand le cinéma possède ce pouvoir incommensurable du pur relais, une manière rien qu’à lui de réinventer l’empathie. En quoi y réside autant sa beauté que son risque. En quoi surtout le cinéma a su opérer la magistrale synthèse brechtienne d’un billard à trois bandes : une manière unique d’empathie par surprise.

 

En cela, l’invention cinématographique du mélodrame en rupture avec la tragédie, oppose sans cesse au déjà écrit l’hypothèse de l’accident. Au destin implacable y répond le prosaïque « pas de chance », il ne s’agit rien moins que d’inventer une contingence. Même si après coup on remonte le cours de l’histoire, où l’on se rend compte que c’est comme dans la vie : les hasards sont fabriqués. C’est sans doute ce qu’il y a de plus beau au cinéma, cette invention concertée du hasard, cette manière de jouer quand même contre son scénario. On dira que le personnage tragique ne peut être qu’ici quand celui du mélodrame voudrait être ailleurs. Les sentiments au cinéma ne se mesurent qu’aux dimensions infinies du hors-champ. Les personnages du mélodrame, pour reprendre l’expression de Daney, « n ’ont pas que ça a faire », au contraire de ceux qui s’occupent tout entiers de devenir tragiques. Rien de pire alors, quand le relais trop direct des sentiments accouche d’une tautologie. Un exemple, parmi d’autres, tiré de Love is strange, le presque beau film quand même raté d’Ira Sachs. 

 

C’est la fin du film. Joey, le petit-neveu de Ben (John Lithgow), prend la mesure de son chagrin. Ben était ce grand-oncle homosexuel qui a vécu un temps chez eux, bizarrement séparé de George (Alfred Molina), avec qui jusqu’alors il partageait sa vie. Entretemps, Ben est mort (le film aura eu tout ensemble l'audace et la pudeur, de cacher comme de signifier cette mort dans une ellipse). Trop lointain pour être vraiment compris, assez proche cependant, pour infuser dans son quotidien l’excitation inédite d’un certain pittoresque. Tout à la retenue bienveillante des vieux amants, le film avait jusqu’à ce moment l’empathie douce de qui n’a rien à prouver, pour simplement être là, avec son poids d’évidence. Arrive pourtant cette scène incompréhensible, qui ajoute la pluie aux larmes, triste annulation tautologique du sentiment : on y voit Joey rencogné dans un coin du plan, pleurer au diapason d’une fenêtre aussi triste que lui. S’ensuit un plan de renaissance baigné de soleil levant.

 

Comment améliorer les scènes ratées ?
Comment améliorer les scènes ratées ?

Scène évidemment ratée, quand la solution s’offrait d’elle-même. Assez basique, on en conviendra. Néanmoins supérieure, par simple inversion des pôles, changement d’humeur météorologique. 

Comment améliorer les scènes ratées ?
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19 février 2015 4 19 /02 /février /2015 18:24
L'Amérique dans les yeux

 

Et si, pour parler d’American Sniper, on pouvait un instant (le temps d’un film), le regarder avec les yeux d’Eastwood ? Ce serait déjà un bon début.

 

Il ne s’agit donc pas de ce qu’on voudrait y voir, mais d’y voir ce qu’il y a. Il en va ainsi depuis toujours, on aurait tort de lui demander autre chose : c’est bien sûr l’Amérique, que Clint Eastwood tient dans son viseur. L’Irak y est un théâtre (des opérations), comme le désert d’Almeria pouvait autrefois accueillir un Américain décentré qui allait progressivement revenir, et ne faire que ça.

 

A contretemps.

 

Car le personnage eastwoodien est un personnage qui revient, sans cesse. Qui se faisant, en revient toujours à l’Amérique. Fordienne et légendaire, portée tout ensemble comme un fardeau et un sacerdoce, avec aussi cette manière de radoter parfois à force, qui ne s’arrange pas avec l’âge, mais c’est aussi l’âge du capitaine que celui de l’Amérique. Elle aussi ne cesse de revenir. On se désole depuis longtemps que ce qui fasse ainsi retour appartienne au passé et chaque fois se présente comme une réaction. Cinéaste réactionnaire Eastwood ? Evidemment. Pays réactionnaire l’Amérique ? Comment pourrait-il en être autrement d’un pays à jamais hanté par son passé, constitué par ce fait même, ce tragique inhérent à sa condition ? Le passé de l’Amérique, c’est toujours ce qui ne passe pas, justement. Il y aura toujours un fond de brouillard duquel Eastwood aura à cœur de faire revenir ses fantômes.

 

A contretemps, bien sûr. Ce qui revient n’est jamais désiré, la grande question d’Eastwood reste celle du refoulé. D’un autre temps que le leur, déjà les sans nom des débuts. Aurait-on oublié, dans le désordre, le Sergent Highway dans Le Maître de guerre ? Le grand leurre d’une Afrique fantasmée par un cinéaste qui ne saurait être, c’est son drame, autre chose qu’Américain (Chasseur blanc, cœur noir) ? Bronco Billy et sa troupe, qui s’acharnent à attaquer un train comme au bon vieux temps, quand celui-ci va désormais trop vite pour eux ? Ou encore Red Stovall (Honkytonk Man) dont la toux régulière vient érailler les balades country comme si le Dust Bowl faisait retour dans son chant ? Il vous suffit de passer le pont, comme ceux de Madison County, pour qu’un même fantôme vienne à votre rencontre. La liste est longue déjà, et Eastwood a toujours été vieux.

 

Ce que voit l’Amérique.

 

Ce n’est pourtant plus un secret, on fait mine avec effarement de le découvrir. Elle se voit elle-même, c’est ainsi qu’elle envisage l’Autre. Toujours avec un grand A, comme Amérique. Car c’est de ce grand Autre qu’elle est d’abord faite. De là qu’un personnage comme Chris Kyle ne puisse exister sans sa némésis pour le regarder, lui aussi, en face. De là que l’American Sniper, c’est son vrai nom ici, se rêve en super-héros (ce titre en a la consonance), revenu lui aussi de cette Amérique immémoriale, non moins légendaire, increvable autant que meurtrière. De là, surtout, la manière dont Eastwood enclenche son film. En appuyant sur la détente pour faire démarrer l’histoire d’un homme, histoire américaine et biblique aussi bien, et qui commence, comme de juste, par un meurtre. Il ne s’agit en rien de justifier son acte par du récit, mais de montrer, c’est un fait, qu’aucun récit américain ne saurait prendre forme autrement que par ce meurtre originel. Que voit-on ?

 

Un raccord dans l’axe (celui du tireur), en contrechamp d’un enfant irakien qui court vers les chars américains, une grenade russe (refoulé, encore) à la main. Mais surprise, ce raccord sur le tireur offre du même : c’est un enfant du même âge qui tient le fusil en joue vers le spectateur. Le coup est parti. Deuxième contrechamp. En lieu et place de l’enfant (refoulé, toujours), un daim. Refoulé cinématographique cette fois : Voyage au bout de l’enfer avait pour titre original The Deer Hunter. Mais là où Cimino racontait l’Amérique à charge, procureur sans pitié, Eastwood s’en fait l’avocat commis d’office. C’est que pour lui, il ne saurait en être autrement. On peut là encore récuser ce fatalisme, trouver ce tragique délétère (mais pas sans beauté), reprocher à Eastwood de raconter toujours la même histoire. On peut et certains ne s’en privent pas. Mais à cela seul tient son cinéma. Sa beauté est aussi celle de son ressassement. A ceci près qu’en Chris Kyle se tient cette fois un œil tout autant regardé qu’il regarde. Droit dans les yeux, pour le moins. Seulement ici il n’y a pas d’autre. L’enfant irakien se voit remettre une arme dans les mains par sa mère, l’enfant américain par son père. Une Bible contre un Coran sans doute, une même foi absolue dans l’ennemi. Dans les deux cas, l’enfant est déjà mort. 

L'Amérique dans les yeuxL'Amérique dans les yeux

Frontière.

 

Bien entendu, on aura compris qu’en tirant vers le quatrième côté, Kyle touche moins le spectateur qu’il ne se condamne lui-même. Encore cette vieille histoire de Frontière, ce refoulé qui n’en finit pas. Cette même frontière qui barrait d’une cicatrice le visage de Josey Wales, hors-la loi en son propre pays, la Sécession inscrite dans sa propre chair. La nouveauté, c’est que si l’ennemi se donne irrémédiablement comme extérieur, ce grand Autre jamais autant fantasmé qu’ici, ce n’est qu’à la mesure de sa ressemblance. Chris Kyle aussi fait sécession avec lui-même, pour toujours ici, derrière sa lunette, à jamais ailleurs, ensemble perdu et retrouvé dans cet Irak qui lui redonne l’Amérique par défaut. Deux ennemis se regardent en chiens de faïence, de part et d’autre d’une frontière invisible entre intérieur et extérieur, deux enfants perdus, et cette même frontière encore reconduite dans la collure, travaille le montage du film par blocs contigus, qui font du home un semblable théâtre. Kyle, comme l’Amérique, n’est chez lui nulle part, même si elle semble vouloir être partout. Elle est comme lui un exode permanent à l’intérieur d’elle-même. Et n’en est pas moins illusoire. Car c’est en frère bientôt désabusé de Bronco Billy qu’il s’invente d’abord cow-boy de pacotille, auquel le cinéaste offre pourtant un plan iconique, et pas des moindres, celui de John Wayne à la fin de La Prisonnière du désert, tandis qu’il se rend à un rodéo.  

L'Amérique dans les yeuxL'Amérique dans les yeux

L’homme eastwoodien.

 

Enfin, si Eastwood délaisse la personne réelle du sniper, c’est surtout pour en faire un personnage à sa manière, sa folie propre laissée dans le hors-champ du regard. Il n’aura échappé à personne (à une exception près, ce fut L’Homme des hautes plaines), que Clint n’est pas un cinéaste baroque. Sa démonstration se passe d’effets, pas d’effet. Dans les yeux grands ouverts de Bradley Cooper se tient le même au-delà que dans ceux plissés d’Eastwood, une absence apparente. Ses yeux sont ceux de quelqu’un qui n’a pas seulement vu la guerre, mais qui, selon l’injonction de John Rambo, personnage eastwoodien s’il en est de fils prodigue non désiré, est devenu la guerre[1]. Psychopathe notoire, il ne servait à rien de montrer le « vrai » Chris Kyle en proie à ses démons quand ses démons travaillent pour lui, depuis cette base arrière de l’Amérique des origines, que chaque fois Eastwood fait revenir au premier plan comme si de rien n’était, en quelques scènes sobres qui émaillent le film et signent chaque fois cette absence : c’est Kyle devant une télé vide au terme d’un panoramique circulaire qui dissocie le son de l’image pour circonscrire les bombardements à l’intérieur de sa tête, ce sont ses silences butés et pour finir celui du soldat venu le visiter, dont on n’entend pas les paroles pour mieux faire voir la folie hébétée de son regard, attrapée dans un contrechamp inquiet par la femme de Kyle. Elle sait alors qu’elle a épousé un éternel exilé. Quelqu’un qui ne pourra plus jamais revenir, condamné pourtant à ne savoir faire que ça. Déjà et pour toujours un fantôme. Autant dire, aux yeux d’Eastwood, un frère. Un Américain.

 


[1] « Pour survivre à la guerre, il faut devenir la guerre » (in Rambo II, un bien beau film de George Pan Cosmatos).

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29 janvier 2015 4 29 /01 /janvier /2015 19:59
Le courage de la démocratie

Le quant-à-soi, dans les démocraties libérales, est partout. Il est ensemble défiant et militant, subvient à des besoins identitaires qui prennent le nom de valeurs. Celles-là sont généralement vécues comme universelles, car elles veulent exprimer chacune une nécessaire transcendance. D’où qu’elles sont toujours prosélytes, entendu comme modèle à partager et non seulement à préserver. D’où leurs formes mystiques, par quelque bout qu’on les prenne. Elles sont dans tout les cas, au sens strict de relier, une religion. D’où le besoin partagé de sacré, ciment nécessaire du vivre ensemble. En quoi on a tort de voir la démocratie comme un état de paix quand il s’agit plutôt, sinon d’une guerre permanente, au moins d’une bataille rangée. La démocratie, pour se survivre, doit se mesurer toujours à son propre risque. Elle n’agit qu’à la condition de n’être jamais gagnée d’avance. En quoi elle procède, c’est son honneur, d’un évident courage.

 

On entend souvent dire, ici et là, que le pluralisme, d’autres parlerons plus précisément de « multiculturalité », est parmi ces valeurs la seule à garantir véritablement la pérennité du vivre ensemble. C’est en effet l’honneur de la démocratie que de tenter sans cesse cette difficile opération, de la revendiquer toujours comme son horizon. Son horizon plutôt que son état de fait. Ou pour parler comme Aristote, sa puissance, entendue comme la matière dont elle est faite, dans l’attente chaque jour récompensée mais aussi chaque jour compromise, de sa mise en acte. Chez Aristote, l’acte est ce qui donne forme au monde, il procède d’une chaîne causale, que l’on appellera ici gouvernement, au sens large qui inclut celui de soi par soi. La démocratie serait donc l’idée et le gouvernement sa mise en œuvre, de la possibilité d’un vivre ensemble.

 

Au lieu de quoi cette évidence est pourtant sans cesse noyée dans l’illusion, qui fait de la démocratie un avènement, un déjà-là. D’aucuns y voient un paradis sur terre plutôt qu’une place forte, les moins lucides faisant du marché la loi naturelle de cet avènement démocratique. Une illusion qui a aussi pour nom humanisme.

 

Lequel ne fonctionne jamais qu’à sens unique, expression d’une puissance qui n’a plus rien à voir avec son sens aristotélicien. Il y a quelques mois, Elisabeth Badinter avait ainsi beau jeu d’en appeler à cet humanisme comme supposé universel, au point de n’envisager le voile qu’au prix de ce même sens unique, soucieuse en cela d’affirmer contre tout relativisme face à la vérité, l’espace Schengen pourtant fantasmé des Lumières, indifférent à la frontière qu’en d’autres temps lui auraient opposé Pascal et les Pyrénées. Elle actait alors, comme la majorité des penseurs progressistes, la laïcité et l’égalité comme partie prenante d’un territoire total appelé France, résultat d’un processus historiquement achevé. Sans se douter une seconde que ce même voile infâmant pourrait vêtir tout autre chose qu’un asservissement, et bien plus une revendication, celle qu’il y a à légitimement vouloir exister dans l’espace public, au diapason de ses propres valeurs.

 

D’une illusion l’autre, ce fantasme se retrouve aussi bien dans un processus qui tend à considérer le pluralisme culturel comme un bienfait, en même temps qu’il ne cesse de vouloir le dissimuler. C’est à ce titre que beaucoup ne veulent marcher ou prendre la parole qu’à titre de citoyen, refusant par avance de se montrer en tant que : musulman, juif, chrétien, franc-maçon, homme, femme, homosexuel(le), hétérosexuel(le), ou toute autre particularité, pourtant soluble dans la citoyenneté. Se cacher d’être ceci ou cela en regard d’une affirmation citoyenne n’a pas de sens quand l’exercice citoyen consiste justement à affirmer la nécessité du vivre ensemble avec et non pas malgré nos différences. Etre citoyen ne saurait ainsi faire l’économie du pluralisme et nulle revendication ne saurait s’expatrier vraiment de l’endroit d’où l’on parle.  La vieille injonction de 68 (« dis-nous d’où tu parles ») semble du reste avoir été oubliée par une époque qui préfère aplanir plutôt que revendiquer ces différences, indispensables pourtant à l’action démocratique. Une  évidente pudeur laïque empêche ainsi les croyances de peser dans le débat ; il faut leur opposer nos valeurs, lesquelles se renforcent et tiennent leur pérennité d’avoir, au gré des soubresauts historiques qui ont fait la France, été changées en lois.

 

Mais s’il faut bien sûr reconnaître la nécessité performative de telles lois, il ne faudrait pas oublier que ce qui fonde le droit reste la jurisprudence. La nécessaire conformité de nos croyances respectives avec ces valeurs d’abord puis avec ces lois doit toujours être le résultat d’un questionnement sans trêve. Ainsi leur mise en cause est chaque fois vécue comme une attaque alors qu’il ne s’agit jamais que d’une mise à l’épreuve. C’est pourquoi la laïcité, plutôt que de fonctionner sur l’exclusion, gagnerait chaque fois à se redire, inlassablement, comme tolérance. Non qu’il n’y faut pas des lois, mais que celles-ci se gardent bien de faire taire à l’avance leurs éventuels opposants. A charge pour eux, de se revendiquer alors comme ce qu’ils sont plutôt que ce qu’ils croient être : non pas d’abord des citoyens, si leur silence les empêche ainsi délibérément d’accéder à la parole publique. Là-dessus, on conviendra que les responsabilités sont partagées. Une République aveugle ne saurait ouvrir les yeux de ceux qui n’ont plus assez confiance en elle.

 

Or s’il est une chose impossible, pour la République, à faire peser dans le débat démocratique, c’est bien le dogme, la foi aveugle qui se refuse à penser. Mais le religieux a bien cette parenté avec la démocratie qu’il trouve en réalité sa substance dans la gnose, c’est-à-dire l’interprétation continue des textes, au même titre que la démocratie se nourrit de la jurisprudence qui fait avancer ses lois. Exclure l’institution religieuse du fait de gouverner s’est avéré profitable, à la condition toutefois que les croyances de chacun ne se sentent jamais exclues de pouvoir légiférer.

 

Hélas, il semblerait que la République soit devenue l’autre nom d’un déni de démocratie : le dernier garde-fou contre les invasions barbares (au choix le FN ou les « islamistes »), autorisant ainsi la dérive oligarchique qui fonde en France et ailleurs l’exercice du pouvoir. Il en va autant de l’orléanisme comme maladie de la Vème République (le Président devenu roi des Français), où la parole publique ne saurait être qu’affectée, dépourvue de toute portée démocratique, que d’une Europe confiscatoire qui ne saurait pourtant être autre chose aujourd’hui que l’expression continue de la voix de ses peuples. Singularité rendue difficile non par la pluralité sous-jacente à la nécessité de faire entendre cette voix, mais par la prééminence mortifère des intérêts bancaires en lieu et place de nos intérêts communs.

 

Il est un mythe auquel souscrivent bien volontiers nos gouvernants, auquel il faut comme eux, passées les élections, tordre le cou : l'existence de solutions locales à un désordre global. Tous les cinq ans, ce mythe est pourtant réinvesti par les équipes de campagne, au mépris de la démocratie réelle. Bien entendu, les réponses à la mondialisation ne sauraient être un alignement supposé compétitif (ce que la droite nomme la politique « moderne »). Mais s'il faut encore parler de communauté nationale, c'est dans la mesure où la démocratie y peut encore avoir droit de cité. A la condition toutefois qu'elle ne se limite pas à ses frontières. La gauche ne peut être que radicale et somme de l’union des peuples qui la fondent. A la France comme à la zone euro manque ainsi un Parlement enfin digne de ce nom, relayé par un véritable réarmement politique de tout un chacun, au nom de l’inévitable satisfaction de son ventre, de sa paroisse peut-être, mais dès lors pensée comme la cellule d’une ruche d’autant plus rayonnante qu’elle est effectivement laborieuse, occupée désormais à fonctionner en réseau. Des solutions non plus locales, mais bien pluri-locales. Ce réseau doit avoir nom Europe, cela va sans dire. Fût-il à l’effigie autodestructrice de Guy Fawkes, nous autres Anonymes devons faire de ce Parlement européen non plus le théâtre d’une sempiternelle et triste comédie de boulevard accordé à l’union des banques, mais bien celui des opérations. Il est urgent de redonner sa chance à la démocratie. 

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19 novembre 2014 3 19 /11 /novembre /2014 19:55
Les yeux de LaurieLes yeux de Laurie

« Quand il a dit qu’il n’y avait que les hommes qui étaient exhibitionnistes, j’ai eu envie de me lever et de baisser mon pantalon... »

Ainsi intervient Laurie Zimmer dans Une sale histoire (1977), de Jean Eustache. C’est un an après Assaut (1976), de John Carpenter. Elle est dans les deux films, de chaque côté de l’Atlantique, et d’une année sur l’autre, une femme en pantalon. Sommée de le baisser chez Carpenter (pour montrer qu’elle « en a »), invitée sournoisement à le faire par Michael Lonsdale, dans le film d’Eustache. Deux fois prise dans un monde d’homme, il apparaît alors que les deux titres sont interchangeables. D’assaut il est aussi bien question dans Une sale histoire, quand Assaut ne fait rien d’autre que raconter la sale histoire de l’Amérique. Prise chaque fois sous un feu nourri, de balles meurtrières ici, là par ces mots d’homme lancés à la face des femmes. Et chaque fois elle fait le mouvement d’y aller, volontaire pour le front, le regard planté dans son interlocuteur. Car elle ne cille jamais, répond toujours sans trouble apparent à l’invitation des hommes.

C’est précisément ce regard franc qui fait la marque toute particulière du jeu de Laurie Zimmer. Ses yeux qui vous regardent font aussi qu’on ne voit qu’elle, en eux passe toute sa féminité alors même que ces deux cinéastes lui enjoignent d’adopter, sinon une posture, du moins une intention virile. Ainsi chez l’un comme chez l’autre, son personnage veut « faire pareil » : que ce flic dont le calme et le professionnalisme vont très vite déteindre sur elle, que cet homme qui raconte n’aimer rien tant qu’appréhender les femmes par leur seul sexe, offert à son indiscrétion grâce à un trou providentiel, dans les toilettes pour femmes d’un certain café. Deux modèles masculins qui en appellent à son désir comme désir d’imitation.

Toutefois, s’il est chaque fois la marque d’une sincère admiration, ce désir-là est mis en scène de manière diamétralement opposée. Chez Carpenter, tout à son « féminisme viril », l’imitation ne lui fait en rien abdiquer sa féminité. Le cinéaste a du reste l’excellente idée de lui faire porter un col roulé moulant. De sorte que ses seins y dardent autant que ses yeux et plutôt qu’une invitation, opposent au contraire un barrage. De la féminité comme une arme. Elle se tient toujours droite, par quoi le col roulé affirme aussi son port de tête. Enfin si son regard est franc, il semble en même temps se porter loin au-delà de son interlocuteur, un peu comme celui d’une aveugle. Dès lors, c’est moins son admiration qui est mise en avant, que sa volonté de montrer aux hommes avec quelle facilité et sans jamais brader ses charmes, elle peut sans effort prendre leur place.

Chez Eustache au contraire, un chemisier lâche aplanit sa poitrine, quand elle ne quitte jamais la position assise. Position d’écoute aussi bien, elle tente encore de se mettre à la place d’un homme. « Moi aussi je vais le faire »[1], dit-elle, avant de demander « (s’) il y a la même chose dans les chiottes pour hommes». Mais celui-ci, en surplomb et surtout au centre de la conversation, place que lui confère sa position de conteur, lui oppose une interdiction sans appel. Ici ce qui sépare les hommes des femmes, c’est précisément la nature fatalement différente de leurs désirs respectifs. « Il n’y a pas de réciprocité » affirme le conteur, quand bien même une femme trouverait dans cette histoire, comme son personnage, matière à faire l’effort de se déplacer hors de son sexe pour ravir à un homme son potentiel de perversité. « Baisser son pantalon » revient pour elle à devenir cet homme jusque dans ce que son désir a de plus masculin. Mais Eustache ne lui en laisse pas le loisir, tant le film s’en tient aux seuls mots pour réduire toute velléité gestuelle à sa seule intention.

De Carpenter à Eustache, Laurie Zimmer[2] rejoue donc ce même personnage déplacé, qui pour demeurer femme s’invente au masculin, fût-ce contre l’évidence. Autant dire une secrète icône, en ce mitan des années soixante-dix. De celles comme de ceux qui dans l’élan d’une illusoire libération sexuelle, eurent dès lors l’intelligence d’expérimenter sans cesse la part de l’autre.

[1] Ce qui revient à se mettre à genoux, « prendre la position du prieur d’Allah » et s’avilir assez en regard de son amour propre pour satisfaire son voyeurisme.

[2] Créditée au générique d’Une sale histoire sous le nom de Laura Fanning.

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