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19 février 2015 4 19 /02 /février /2015 18:24
L'Amérique dans les yeux

 

Et si, pour parler d’American Sniper, on pouvait un instant (le temps d’un film), le regarder avec les yeux d’Eastwood ? Ce serait déjà un bon début.

 

Il ne s’agit donc pas de ce qu’on voudrait y voir, mais d’y voir ce qu’il y a. Il en va ainsi depuis toujours, on aurait tort de lui demander autre chose : c’est bien sûr l’Amérique, que Clint Eastwood tient dans son viseur. L’Irak y est un théâtre (des opérations), comme le désert d’Almeria pouvait autrefois accueillir un Américain décentré qui allait progressivement revenir, et ne faire que ça.

 

A contretemps.

 

Car le personnage eastwoodien est un personnage qui revient, sans cesse. Qui se faisant, en revient toujours à l’Amérique. Fordienne et légendaire, portée tout ensemble comme un fardeau et un sacerdoce, avec aussi cette manière de radoter parfois à force, qui ne s’arrange pas avec l’âge, mais c’est aussi l’âge du capitaine que celui de l’Amérique. Elle aussi ne cesse de revenir. On se désole depuis longtemps que ce qui fasse ainsi retour appartienne au passé et chaque fois se présente comme une réaction. Cinéaste réactionnaire Eastwood ? Evidemment. Pays réactionnaire l’Amérique ? Comment pourrait-il en être autrement d’un pays à jamais hanté par son passé, constitué par ce fait même, ce tragique inhérent à sa condition ? Le passé de l’Amérique, c’est toujours ce qui ne passe pas, justement. Il y aura toujours un fond de brouillard duquel Eastwood aura à cœur de faire revenir ses fantômes.

 

A contretemps, bien sûr. Ce qui revient n’est jamais désiré, la grande question d’Eastwood reste celle du refoulé. D’un autre temps que le leur, déjà les sans nom des débuts. Aurait-on oublié, dans le désordre, le Sergent Highway dans Le Maître de guerre ? Le grand leurre d’une Afrique fantasmée par un cinéaste qui ne saurait être, c’est son drame, autre chose qu’Américain (Chasseur blanc, cœur noir) ? Bronco Billy et sa troupe, qui s’acharnent à attaquer un train comme au bon vieux temps, quand celui-ci va désormais trop vite pour eux ? Ou encore Red Stovall (Honkytonk Man) dont la toux régulière vient érailler les balades country comme si le Dust Bowl faisait retour dans son chant ? Il vous suffit de passer le pont, comme ceux de Madison County, pour qu’un même fantôme vienne à votre rencontre. La liste est longue déjà, et Eastwood a toujours été vieux.

 

Ce que voit l’Amérique.

 

Ce n’est pourtant plus un secret, on fait mine avec effarement de le découvrir. Elle se voit elle-même, c’est ainsi qu’elle envisage l’Autre. Toujours avec un grand A, comme Amérique. Car c’est de ce grand Autre qu’elle est d’abord faite. De là qu’un personnage comme Chris Kyle ne puisse exister sans sa némésis pour le regarder, lui aussi, en face. De là que l’American Sniper, c’est son vrai nom ici, se rêve en super-héros (ce titre en a la consonance), revenu lui aussi de cette Amérique immémoriale, non moins légendaire, increvable autant que meurtrière. De là, surtout, la manière dont Eastwood enclenche son film. En appuyant sur la détente pour faire démarrer l’histoire d’un homme, histoire américaine et biblique aussi bien, et qui commence, comme de juste, par un meurtre. Il ne s’agit en rien de justifier son acte par du récit, mais de montrer, c’est un fait, qu’aucun récit américain ne saurait prendre forme autrement que par ce meurtre originel. Que voit-on ?

 

Un raccord dans l’axe (celui du tireur), en contrechamp d’un enfant irakien qui court vers les chars américains, une grenade russe (refoulé, encore) à la main. Mais surprise, ce raccord sur le tireur offre du même : c’est un enfant du même âge qui tient le fusil en joue vers le spectateur. Le coup est parti. Deuxième contrechamp. En lieu et place de l’enfant (refoulé, toujours), un daim. Refoulé cinématographique cette fois : Voyage au bout de l’enfer avait pour titre original The Deer Hunter. Mais là où Cimino racontait l’Amérique à charge, procureur sans pitié, Eastwood s’en fait l’avocat commis d’office. C’est que pour lui, il ne saurait en être autrement. On peut là encore récuser ce fatalisme, trouver ce tragique délétère (mais pas sans beauté), reprocher à Eastwood de raconter toujours la même histoire. On peut et certains ne s’en privent pas. Mais à cela seul tient son cinéma. Sa beauté est aussi celle de son ressassement. A ceci près qu’en Chris Kyle se tient cette fois un œil tout autant regardé qu’il regarde. Droit dans les yeux, pour le moins. Seulement ici il n’y a pas d’autre. L’enfant irakien se voit remettre une arme dans les mains par sa mère, l’enfant américain par son père. Une Bible contre un Coran sans doute, une même foi absolue dans l’ennemi. Dans les deux cas, l’enfant est déjà mort. 

L'Amérique dans les yeuxL'Amérique dans les yeux

Frontière.

 

Bien entendu, on aura compris qu’en tirant vers le quatrième côté, Kyle touche moins le spectateur qu’il ne se condamne lui-même. Encore cette vieille histoire de Frontière, ce refoulé qui n’en finit pas. Cette même frontière qui barrait d’une cicatrice le visage de Josey Wales, hors-la loi en son propre pays, la Sécession inscrite dans sa propre chair. La nouveauté, c’est que si l’ennemi se donne irrémédiablement comme extérieur, ce grand Autre jamais autant fantasmé qu’ici, ce n’est qu’à la mesure de sa ressemblance. Chris Kyle aussi fait sécession avec lui-même, pour toujours ici, derrière sa lunette, à jamais ailleurs, ensemble perdu et retrouvé dans cet Irak qui lui redonne l’Amérique par défaut. Deux ennemis se regardent en chiens de faïence, de part et d’autre d’une frontière invisible entre intérieur et extérieur, deux enfants perdus, et cette même frontière encore reconduite dans la collure, travaille le montage du film par blocs contigus, qui font du home un semblable théâtre. Kyle, comme l’Amérique, n’est chez lui nulle part, même si elle semble vouloir être partout. Elle est comme lui un exode permanent à l’intérieur d’elle-même. Et n’en est pas moins illusoire. Car c’est en frère bientôt désabusé de Bronco Billy qu’il s’invente d’abord cow-boy de pacotille, auquel le cinéaste offre pourtant un plan iconique, et pas des moindres, celui de John Wayne à la fin de La Prisonnière du désert, tandis qu’il se rend à un rodéo.  

L'Amérique dans les yeuxL'Amérique dans les yeux

L’homme eastwoodien.

 

Enfin, si Eastwood délaisse la personne réelle du sniper, c’est surtout pour en faire un personnage à sa manière, sa folie propre laissée dans le hors-champ du regard. Il n’aura échappé à personne (à une exception près, ce fut L’Homme des hautes plaines), que Clint n’est pas un cinéaste baroque. Sa démonstration se passe d’effets, pas d’effet. Dans les yeux grands ouverts de Bradley Cooper se tient le même au-delà que dans ceux plissés d’Eastwood, une absence apparente. Ses yeux sont ceux de quelqu’un qui n’a pas seulement vu la guerre, mais qui, selon l’injonction de John Rambo, personnage eastwoodien s’il en est de fils prodigue non désiré, est devenu la guerre[1]. Psychopathe notoire, il ne servait à rien de montrer le « vrai » Chris Kyle en proie à ses démons quand ses démons travaillent pour lui, depuis cette base arrière de l’Amérique des origines, que chaque fois Eastwood fait revenir au premier plan comme si de rien n’était, en quelques scènes sobres qui émaillent le film et signent chaque fois cette absence : c’est Kyle devant une télé vide au terme d’un panoramique circulaire qui dissocie le son de l’image pour circonscrire les bombardements à l’intérieur de sa tête, ce sont ses silences butés et pour finir celui du soldat venu le visiter, dont on n’entend pas les paroles pour mieux faire voir la folie hébétée de son regard, attrapée dans un contrechamp inquiet par la femme de Kyle. Elle sait alors qu’elle a épousé un éternel exilé. Quelqu’un qui ne pourra plus jamais revenir, condamné pourtant à ne savoir faire que ça. Déjà et pour toujours un fantôme. Autant dire, aux yeux d’Eastwood, un frère. Un Américain.

 


[1] « Pour survivre à la guerre, il faut devenir la guerre » (in Rambo II, un bien beau film de George Pan Cosmatos).

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